Analyse de la feuille de route de l'Union africaine

Par le professeur Richard Filakota , islamologue et socio-antrhopologue

Approche méthodologique

Dans le cadre de notre communication, nous avons choisi une approche consistant à analyser en amont le contexte dans lequel la République centrafricaine a été amenée à s’aligner derrière une feuille de route minutieusement élaborée par l’Union africaine. Cet éclairage contextuel a pour but  de mieux apprécier les enjeux géoéconomique, géopolitique et géostratégique qui constituent la face cachée de cette longue crise centrafricaine. Evidemment, la feuille de route actuelle apparaîtra en filigrane comme un maillon résiduel de tout un processus idéologique, de tout un programme visant à déstructurer un Etat qui, conjoncturellement, se trouve projeté aujourd’hui au centre d’une compétition hégémonique entre plusieurs puissances qui gouvernent le monde, entre plusieurs organisations, aussi bien internationales, régionales que nationales, entre une nébuleuse de groupes armés qui dominent la scène publique au grand dam des pouvoirs publics. En d’autres  termes, la République centrafricaine est aujourd’hui un des rares pays au monde où on peut tout se permettre allant jusqu’à le déposséder de ses droits régaliens, ensuite pour le livrer à un pillage organisé déjà à l’œuvre et qu’on voudrait simplement pérenniser moyennant des gardes fous.

Centrafrique, pays convoité

La feuille de route de l’Union africaine a opté pour une approche, visant à  traiter la crise centrafricaine à partir de ses effets les plus immédiats, les plus visibles, les plus spectaculaires, qu’on peut qualifier de thérapie d’urgence, mais n’a pas osé s’attaquer aux véritables causes du désastre de ce pays. Les mêmes causes produisent les mêmes effets, à savoir que le grand malheur de la République centrafricaine est d’être un pays convoité : convoité pour ce qu’il est réellement, pour ce qu’il représente en tant qu’espace géostratégique au cœur de l’Afrique centrale.

Bangui aurait pu être la capitale des Etats-Unis d’Afrique, comme l’est Bruxelles pour l’Union européenne, si le rêve de Boganda n’a pas été très tôt avorté. On a préféré à l’époque de la guerre froide réduire cette plateforme stratégique au cœur même de l’Afrique en simples bases militaires destinées à intervenir dans toute l’Afrique centrale. Ce poste de surveillance stratégique en Afrique a perdu de son intérêt suite à l’effondrement de l’empire soviétique et renvoyé aux oubliettes de l’histoire par les mêmes puissances qui s’en ont servi.

Au moment où le vent du multilatéralisme souffle pleinement sur l’Afrique, ce pays est en train de retrouver ses lettres de noblesse  et espère pour pouvoir jouer enfin son vrai rôle stratégique, au grand dam de ceux qui l’ont toujours relégué au second plan. Nous aurions aimé que la feuille de route de l’Union africaine tienne compte aussi de cette mutation en cours au sein des relations internationales. Nous estimons qu’il est du rôle régalien de l’Union africaine de rappeler à ceux qui doivent revoir leurs copies pour être en phase avec la situation évolutive des politiques africaines. De l’audace, il en faut pour innover dans ce nouvel environnement sociopolitique, où l’art du copier-coller temps à disparaitre, car le temps change.

Le grand malheur de la République centrafricaine est non seulement d’être convoité pour ce qu’il est existentiellement et essentiellement, mais aussi pour ce qu’il a, pour ce qu’il possède, c’est-à-dire ses richesses naturelles et tout ce qui contribue à faire de ce pays un véritable scandale géologique au cœur même de l’Afrique centrale.

Objets de cette convoitise

Les premières richesses de République centrafricaine découlent d’abord de ses faunes et de ses flores : avec 15 millions de terres arables, on peut faire de ce pays le grenier d’Afrique. La République centrafricaine est l’un des pays rares disposant d’une superficie importante pour le pâturage estimée aujourd’hui à 16 millions d’hectares, dont seulement 9 millions sont exploités par un cheptel d’environ 4 millions de têtes de bovins. On comprend pourquoi ce pays attire les Peuls Mbororos de tout le continent africain parce qu’il leur offre un pâturage bio de qualité et assez d’espace pour un pastoralisme extensif. La République centrafricaine a été un pays réputée pour son hospitalité légendaire -accueil des réfugiés tchadiens, soudanais, rwandais- et nombreuses vagues d’immigration par le passé ont été maîtrisées sans que cela ne pose de problèmes. Dans le contexte actuel, la feuille de route de l’Union africaine doit éviter d’aller vite en besogne, car les faits sociaux sont têtus, au sens où il ne sera pas facile aux victimes de tendre la main à leurs bourreaux.

Le plus grand malheur de la République centrafricaine vient de ses ressources minières, dont la majeure partie est restée encore à l’état brut. Néanmoins la cartographie minière de la Centrafrique qui n’est plus objet de tabou, révèle que ce pays, en Afrique centrale, est un véritable  "scandale géologique" au même titre que le Niger en Afrique de l’Ouest que la RDC dans la CEEAC. Wikileaks du 5 février 2016, à 8 h 30, publie une collection de documents révélant une guerre indigne pesant des milliards de dollars menée par des grandes entreprises -occidentales et chinoises- pour s’emparer des droits d’exploitation minière-uranium et autres-en République centrafricaine. Des reproches ont été faites à des entreprises comme AREVA -une entreprise multinationale française spécialisée dans l’énergie nucléaire- qui après exploitation, abandonnent le pays, laissant derrière elles la contamination radioactive sans avoir initié aucun des investissements promis (https://wikileaks.org/car-mining/html/Geologic).

A cause de l’abondance de ces minerais, la République centrafricaine est entrainée malgré elle dans une nouvelle guerre sale pour l’accès -par des puissances occidentales et eurasiennes- à des ressources minières abondantes sur le continent africain. La ville de Bandoro est construite sur un gisement à haute teneur stratégique. Il est donc facile de faire le lien avec l’occupation de la ville par des groupes armés. Leur présence empêche l’Etat et tout autre investisseur de s’aventurer dans les périmètres de cette zone hautement stratégique. Une des propositions à faire à l’Union africaine concernant le relèvement de ce pays est de réfléchir sérieusement à la démilitarisation de la ville de Bandoro au même titre que celle de Bambari et de soutenir l’Etat centrafricain à mettre en place un plan stratégique pour le développement de cette ville, comme on le fait déjà pour Bambari.Ob 32c9e3 carte rca flux economique                                                                                                                             carte@nato

De la salle guerre au pillage organisé de ces ressources minières

De la convoitise au pillage organisé des ressources minières centrafricaines, il y a un maillon important de la chaîne, à savoir la situation d’instabilité, le chaos en cas de besoin. En effet, nul n’ignore toute déstabilisation d’un pays rendu ingouvernable offre des meilleures conditions pour la spoliation méthodique de ses ressources. Cette rhétorique guerrière a toujours bien fonctionné en Afrique avec la bénédiction de certains complices internes et externes qui n’hésitent pas à recourir à la sous traitance de groupes armés pour atteindre leurs objectifs. Dans la plupart des États dits pauvres, ces ressources politiques et économiques sont généralement aux mains d’un petit groupe bien organisé qui les utilise pour s’enrichir.

De la guerre économique à la guerre géopolitique et géostratégique

De la guerre géoéconomique entre certaines puissances qui veulent dominer le monde, entre les groupes armés pour le contrôle des territoires et des ressources minières, on débouche sur la guerre géopolitique qui est une guerre de positionnement spatial et d’influence entre les forces en présence en Centrafrique. Le retour de Russie sur la scène internationale à partir des années 2000, non seulement en Afrique, en Asie, mais aussi en Amérique latine n’est pas toujours apprécié par tous. La situation périlleuse de la RCA face à laquelle la MINUSCA  a montré à plusieurs occasions une certaine limite offre aux russes une vraie opportunité pour leur retour en Afrique. Avec l’arrivée des russes, après celle des chinois, la République centrafricaine redevient non seulement fréquentable, mais représente désormais une destination non négligeable pour des puissances eurasiennes déterminées à mettre les moyens pour s’affirmer et peser de tout leur poids dans la géopolitique africaine en général, et le cas centrafricain en particulier. Un pays comme le nôtre ne peut que se réjouir de s’être entouré par ces partenaires de taille que toutes les autres puissances fréquentent au vu de tous. La France, la Grande Bretagne et les Etats-Unis sont en train d’assister à un tournant géostratégique historique qui va marquer le continent africain pour de nombreuses années à venir, comme c’est déjà le cas au Moyen Orient et au Proche Orient. Il appartient donc à ces puissances de redorer leur blason par une nouvelle approche géostratégique plus bénéfique pour le continent africain que pour la République centrafricaine.Ob 3b994d carte rca minusca                                                                                                                                    carte@minusca

Centrafrique, un pays livré aux pillages

La guerre géoéconomique, géopolitique et géostratégique constituent  ces arbres qui cachent la forêt d’un ensemble de scénarii minutieusement élaborés à des fins de domination, d’exploitation et de pillage systématique des ressources naturelles et des patrimoines propres à la République centrafricaine. Ce pays est livré depuis la période coloniale au bon vouloir des concessionnaires européens qui l’ont dépouillé et exploité à leur guise au point où l’explorateur André Gide s’en est offusqué. La République centrafricaine est dépouillée de tout  y compris de sa mémoire historique et administrative -opération barracuda, destruction par des groupes armés des pièces d’Etat civil, des bâtiments administratifs-. Le pillage des archives administratives, des archives de la défense nationale ouvre la voie à la pratique de la falsification. De la falsification de l’histoire à la falsification des réalités sociales, économiques, culturelles que certains auteurs et reporters prennent plaisir à relayer à travers des documentaires, des reportages, des littératures grises. Ces pratiques constituent le lit de ces constructions imaginaires populaires qui ont fait tant de mal à ce pays et à ces populations. La feuille de route de l’Union africaine doit se montrer à la hauteur des attentes d’une population qui veut tourner le dos à ce passé fait d’humiliation, de spoliation, d’exploitation.

Si l’Union africaine a un rôle à jouer en Centrafrique, auprès des centrafricains et non auprès des mercenaires, c’est d’aborder la réalité centrafricaine, aussi bien sociologique qu’anthropologique, non pas à partir de l’imaginaire populaire fabriquée de toutes pièces dans le but de phagocyter ce pays, de l’isoler et d’empêcher les investisseurs de s’y intéresser, de le priver de toute possibilité de se prendre en main et de se développer.

Dépouillé de des prérogatives militaires-MINUSCA- de ses prérogatives diplomatiques et représentatives-CEMAC-, de ses prérogatives régaliennes, comme on peut le constater à travers la Feuille de route, les Centrafricains sont mêmes victimes de pillages de leurs ossements : Lire le quotidien indépendant Centrafric matin, n° 2726, du 4 juin 2018, p. 5. In fine, l’image qu’on aime garder de la République centrafricaine, c’est celui d’un pays pauvre mal gouverné, pauvre certes, sur la base des classements des Nations-Unies des pays en fonction de leur prospérité. En réalité, de véritables mécanismes ont été mis en œuvre pour appauvrir les populations de ce pays qui est assis sur un immense trésor.

La République centrafricaine n’est pas pauvre, mais ce sont ses populations qui ont été condamnées à la paupérisation anthropologique pour leur enlever toute possibilité de se révolter. Cette approche va à l’encontre de certaines thèses selon lesquelles la mal gouvernance, aussi bien politique qu’économique serait à l’origine des mécontentements au sein des populations laissées pour compte et a conduit à des conflits, lesquels conflits se sont exacerbés au cours de ces dernières années avec l’apparition et la prolifération des groupes armés. Ce serait vite aller en besogne que d’aborder les conflits centrafricains avec un prisme déformant, avec un arrière fond des idées fabriquées de toutes pièces, reçues et transmises de façon impudique, occultant de manière délibérée la face cachée d’un impérialisme ravageur qui a engendré pour le compte des pays africains des managers programmés pour fluidifier et faciliter la spoliation et la déprédation des pays regorgeant de richesses.

Ces mauvais gestionnaires sont les purs produits des systèmes politiques de la belle époque de la françafrique, que des puissants lobbies ont contribué à fabriquer à travers toute l’Afrique. Mais à qui profite cette mauvaise gouvernance, lorsque l’argent privé aux pauvres sert à renflouer les banques qui sont en Occident, à acheter des châteaux dans la métropole, ainsi que des villas surplombant la Côte-d’Azur  ?

Selon le professeur Mthuli Ncube, économiste en chef et vice-président de la banque africaine de développement, "La fuite des ressources de l’Afrique au cours des 30 dernières années, presque équivalente au PIB actuel de l’Afrique, bloque l’envol de l’Afrique".

Au demeurant, les centrafricains refusent qu’on les traite comme "les damnés de la terre" et aimeraient être consultés, associés à une initiative quelconque qui engage leur vie, leur destin, celui des générations à venir. Raison pour laquelle, l’Union africaine ainsi que les organisations qui entendent travailler dans ce sens ont beaucoup à gagner en crédibilité à sortir de ce schéma infantilisant de collaboration pour explorer des voies plus appropriées pour le bien de tous.

Je vous remercie.

Le  2 juillet 2018