Angola : le cadeau en milliards du président de l'Angola à sa fille

Mediapart et le réseau EIC révèlent comment Isabel dos Santos, la fille du président de l'Angola, a obtenu sans appel d’offres, via une société offshore à Hong Kong, près de 40 % d'un contrat de 4,5 milliards de dollars pour la construction d’un barrage, approuvé par un décret signé par son père en 2015. Bonne lecture...

Par Micael Pereira -Expresso- et Yann Philippin

José Eduardo dos Santos a le sens de la famille.

Après 38 ans de règne sans partage à la tête du premier pays producteur de pétrole d’Afrique, le président angolais s’apprête à passer la main à son ministre de la défense, Joao Lourenço, qui a sans surprise, selon des résultats provisoires, remporté l’élection présidentielle du 23 août, malgré les accusations de fraude de l’opposition. Mais avant de tirer sa révérence, l’autocrate Dos Santos a tenu à faire un dernier présent à sa fille préférée, Isabel. Un immense cadeau cousu d’or et de béton.

Le 4 août 2017, le chef de l’État posait la première pierre du barrage de Caculo Cabaça. Quand il sera achevé, dans cinq ans, l’ouvrage créera au milieu du fleuve Kwanza un lac de 16 kilomètres, retenu par un mur de 100 mètres de haut et de 520 mètres de long. D’une capacité prévue de 2 172 mégawatts, assez pour alimenter deux millions de foyers en électricité, c’est le plus gros projet d’infrastructure lancé depuis la récession qui frappe le pays à cause de la baisse des prix du pétrole, qui représente 97 % de ses exportations.Imagem aspx                                                  Le président angolais José Eduardo dos Santos pose la première pierre du barrage de Caculo Cabaça, le 4 août 2017 © D.R.

Le barrage va coûter 4,5 milliards de dollars, l’équivalent de 5 % du PIB de l’Angola ou de son budget annuel de l’éducation. En vertu d’un décret présidentiel signé par José Eduardo dos Santos le 11 juin 2015, le marché a été attribué en 2015 au groupe China Gezhouba Group Company -CGGC-, un poids lourd chinois du BTP. Du moins officiellement.

Des documents confidentiels, obtenus par Der Spiegel et analysés par Mediapart et ses partenaires du réseau European Investigative Collaborations -EIC-, https://eic.network/ montrent que les chinois n’ont pas gagné seuls. Dans le plus grand secret, Isabel dos Santos, a obtenu 38,8 % du projet, qu’elle détient pour l’essentiel via une société écran baptisée Boreal Investments Limited, immatriculée à Hong Kong. C’est dans ce paradis fiscal que la fille du président va encaisser sa grosse part des bénéfices, en toute opacité.

Surnommée "la princesse", Isabel dos Santos, 44 ans, est un symbole de la prédation opérée par les dictateurs africains sur les richesses de leur pays. En l’espace de 20 ans, la fille aînée du président angolais est devenue la femme la plus riche du continent, avec un patrimoine estimé à 3,5 milliards de dollars par le magazine Forbes. Grâce à l’argent issu de l’exploitation des mines de diamants, Isabel a bâti un énorme conglomérat en Angola -banques, immobilier, télécoms-, mais aussi au Portugal, l’ex-puissance coloniale, où elle a établi sa base arrière et racheté de grandes entreprises. L’an dernier, son père l’a même placée à la tête de la Sonangol, la toute-puissante compagnie pétrolière nationale. Isabel                                      Isabel dos Santos, fille aînée du président angolais, est la femme la plus riche d'Afrique, avec une fortune estimée à 3,5 milliards de dollars. © Reuters

Isabel dos Santos parle très peu à la presse, cultive le secret et polit son image. Car la fille à papa rêve d’être reconnue pour ses talents d’entrepreneure. "C’est impossible de nier qu’elle doit une partie de son succès à sa proximité avec le président. Elle peut appeler un ministre, accéder à l’information de manière privilégiée, c’est indiscutable. So what ? On ne peut pas la réduire à ça", s’énervait son mari, Sindika Dokolo, dans un récent portrait du couple publié par Le Monde. http://www.lemonde.fr/m-actu/article/2017/08/18/diamants-art-et-petrole-l-empire-du-premier-couple-d-oligarques-africains_5173859_4497186.html

L’histoire du barrage Caculo Cabaça démontre pourtant le contraire. La participation d’Isabel dos Santos au projet avait déjà été publiée sur son blog par le journaliste et activiste angolais Rafael Marques de Morais. Les documents de l’EIC confirment et détaillent ces premières révélations. Ils dévoilent surtout que la fille du président a œuvré en coulisses pour obtenir ce projet sans appel d’offres, dans des conditions très favorables, au sujet desquelles elle a eu le dernier mot face à l’État. Avec une condition, décrite par ses avocats : son nom ne devait être mentionné dans aucun document. C’est ce que montrent des dizaines de courriels échangés par Isabel dos Santos, ses collaborateurs, ses partenaires chinois et le ministère angolais de l’énergie.

Tout commence dans les bureaux feutrés de cabinet d’avocats : PLJM à Lisbonne et Gla Advogados à Luanda, lequel représente certains clients de PLJM en Angola. Le 28 avril 2015, une avocate de Gla Advogados écrit à une consœur portugaise de PLJM, car elle nage en pleine "confusion". Un cadre chinois de CGGC, client des deux cabinets, a déboulé dans son bureau de Luanda pour lui parler d’un projet porté par une société nommée CGGC & Niara Holding. L’avocate angolaise veut vérifier qui se cache derrière. Elle redoute un conflit d’intérêts.

Sa collègue du cabinet lisboète PLJM, Inês Pinto da Costa, se charge de la rassurer. Elle estime qu’il n’y a aucun conflit d’intérêts dans le fait d’aider le "consortium" formé par CGGC et son partenaire Niara Holding pour remporter le projet de barrage de Caculo Cabaça. L’avocate précise que la société angolaise CGGC & Niara Holding "est une coentreprise qu’ils ont créée pour ces projets qu’ils font ensemble".

Il se trouve qu’Inês Pinto da Costa est l’une des avocates qui géraient à l’époque les affaires d’Isabel dos Santos, laquelle est l’un des plus illustres clients du cabinet PLJM. Quant à Niara Holding, il s’agit d’une société immatriculée sur l’île de Madère, dont Isabel dos Santos détient 90 %. C’est via Niara que la fille du président angolais a acheté, peu avant cet échange de courriels, l’une des plus grandes entreprises d’ingénierie portugaises : Efacec Power Solutions, spécialisée notamment dans… les centrales hydroélectriques pour les barrages.

L’avocate Inês Pinto da Costa travaille en relation étroite avec une société de gestion basée à Lisbonne, Fidequity. Il s’agit en fait du family office d’Isabel dos Santos, chargé de gérer ses entreprises à l’intérieur et à l’extérieur de l’Angola. Chez Fidequity, la personne en charge du dossier du barrage est Vasco Rites, un financier débauché chez PriceWaterhouseCoopers, l’un des cabinets de consultants favoris d’Isabel dos Santos. Le 4 mai 2015, Inês Pinto da Costa envoie à Fidequity une version révisée d’un projet de contrat entre le ministère angolais de l’énergie et CGGC & Niara Holding pour la première phase du chantier à Caculo Cabaça, un détournement temporaire du fleuve Kwanza.

Isabel dos Santos est personnellement impliquée. Le 8 mai 2015, le responsable de CGGC à Luanda envoie un courriel à Vasco Rites, adressé en copie à la fille du président : "Vous trouverez ci-joint le mémoire descriptif et la justification de notre proposition que Mme Isabel m’a demandé de vous envoyer." Le représentant de la firme chinoise de BTP veut que Fidequity l’aide à finaliser les documents techniques et les contrats du barrage : "Dr Vasco, nous souhaitons avoir vos suggestions, car le contractant sera un consortium composé de CGGC International, Niara et CGGC & Niara Holding. Si vous souhaitez que nous préparions les documents de pré-qualification, envoyez-nous les documents pertinents sur Niara. De plus, les plans de la proposition technique devraient être modifiés avec le nouveau nom du consortium."

Trois jours plus tard, le 11 mai, Isabel dos Santos écrit à Vasco Rites au sujet de la requête du cadre de CGGC : "Je lui ai parlé et lui ai dit que, d’après ce que j’ai pu comprendre de son courrier électronique, l’idée serait de consulter le mémoire descriptif de Matala et de l’adapter [au nouveau projet]. "Matala est un autre barrage angolais, dont le chantier de rénovation s’est achevé deux mois plus tôt. L’une des entreprises participantes n’était autre qu’Efacec Power Solutions, la société portugaise alors en cours de rachat par la fille de José Eduardo dos Santos.

Le 13 mai, l’avocate Inês Pinto da Costa écrit à Vasco Rites que la proposition qu’ils sont en train de préparer "devrait prévaloir sur les termes et conditions [du marché public passé par l'État]", vu les "circonstances" dans lesquelles ils négocient le contrat. En clair, étant donné l’implication de la fille du président, ses collaborateurs se savent en position de force.

Isabel dos Santos écrit à nouveau le 26 mai à Inês Pinto da Costa, avec Vasco Rites en copie. Elle leur envoie une présentation technique du projet Caculo Cabaça qui lui a été envoyé le jour même par un directeur de CGGC. "Comme il a été préparé en décembre 2013, il y a trop longtemps, l’idée est d’éviter qu’il contienne des erreurs de traduction", écrit la fille du président.

Son influence se confirme deux jours plus tard, lorsque l’avocate Inês Pinto da Costa envoie à Vasco Rites le premier projet de protocole d’accord entre le consortium CGGC-Niara et le ministère de l’énergie angolais. Il est très avantageux pour Isabel dos Santos et ses partenaires chinois. Il s’agit d’un contrat de gré à gré, sans appel d’offres. Il comprend une clause d’exclusivité, qui empêche l’État angolais de négocier en parallèle avec d’autres entreprises ! Le protocole prévoit aussi qu’en cas de changements de la législation angolaise impactant le coût du projet, par exemple en matière de droit du travail, l’État devra dédommager le consortium. 

"J’ai inclus le fait que le financement était une condition pour l’attribution du projet, car je comprends que c’est votre avantage concurrentiel qui justifie l’attribution directe du marché -non prévue par la loi angolaise-", explique l’avocate au responsable de Fidequity. Cette clause sera finalement retirée, car elle était inutile. Le barrage sera en effet financé par un prêt accordé par la banque d’État chinoise ICBC, que CGGC s’engage à obtenir pour le compte du gouvernement angolais. Et le protocole d’accord indique clairement que si Luanda ne choisit pas le consortium, il n’y aura pas de prêt. "De fait, l’attribution à CGGC/Niara est déjà obligatoire", se félicite l’avocate.

Le 29 mai, Isabel dos Santos envoie à son gestionnaire Vasco Rites un nouvel accord de deux pages avec le ministère de l’énergie. C’est la première fois que le prix du barrage est mentionné : 4 milliards de dollars. La négociation n’a pas été trop rude : le document a été réalisé de concert, au fil d’une semaine de correspondance, par le responsable de Fidequity et Fernando Barros Gonga, directeur général du Gamek, le département du ministère de l’énergie chargé du projet de barrage.Ministerio

Le contrat définitif qui attribue le barrage à Isabel dos Santos et ses partenaires chinois © EIC

Une semaine supplémentaire a suffi pour que le contrat définitif soit signé, le 5 juin 2015. Entre-temps, le coût du barrage est subitement passé de 4 à 4,5 milliards de dollars… Cerise sur le gâteau : le contrat indique que l’État devra consentir une avance de 15 %, soit 675 millions de dollars, pour couvrir les coûts initiaux du projet. Du côté du gouvernement, c’est le directeur général du Gamek qui a apposé son paraphe -notre document ci-dessus-.

Le même jour, Isabel dos Santos approuve par courrier électronique un mémorandum parallèle signé entre le consortium et le gouvernement, dans lequel le groupe de sociétés s’engage à investir jusqu’à 50 millions de dollars dans des « projets sociaux ». Une paille à l’échelle du montant investi dans le barrage.Consortium agreement

 

Le contrat de création du consortium qui a remporté le barrage. © EIC

Toujours le 5 juin, un troisième contrat est signé, cette fois pour partager le jackpot entre Isabel dos Santos et son partenaire chinois. Il s’agit de l’accord définitif de constitution du consortium -notre document ci-dessus-. CGGC obtient 60 % du projet. Une petite part de 2,5 % revient à la société angolaise CGGC & Niara Holding, détenue à parité par le groupe de BTP et la fille du président. Mais Isabel n’a finalement pas investi via sa holding portugaise Niara, sans doute parce que ses liens avec cette société étaient connus. Selon le journaliste Rafael Marques de Morais, https://www.makaangola.org/2017/04/ate-as-barragens-engenheira-isabel-dos-santos/ elle a préféré détenir ses parts dans CGGC & Niara Holding à travers une société ad hoc nommée 2I’S, détenue par une demi-douzaine d’hommes de paille angolais.Dos santos 2

Le solde du barrage, soit 37,5 %, revient à une société offshore immatriculée à Hong Kong, Boreal Investments Limited. Dans l’accord de formation du consortium, il est écrit que l’entreprise a "une connaissance approfondie de la gestion de projet" et dispose "des ressources pour effectuer sa participation aux travaux énoncés à l’Annexe 1". Curieusement, ladite annexe 1, qui ne compte que six lignes, ne décrit pas les travaux en question, se bornant à préciser que Boreal obtient 37,5 % du chantier.

La réalité est bien différente. Créée en 2012, Boreal Investments est une pure coquille au capital ridicule -10 000 dollars de Hong Kong, soit 1 082 euros-, sans bureaux ni employés. Elle est domiciliée dans une tour de l’île de Kowloon, à l’adresse du cabinet fiduciaire local Lang Chao, qui faisait au départ office de prête-nom.

Boreal Investments porte en fait les intérêts de la fille du président angolais. Dans les emails confidentiels analysés par l’EIC, ses collaborateurs écrivent que la société de Hong Kong sert uniquement à sécuriser le poste d’Isabel dos Santos dans le consortium et que la décision de passer par Boreal plutôt que par Niara a été prise à la veille de la signature du contrat avec le gouvernement.

Un autre détail permet d’en avoir le cœur net. L’homme qui a signé les différents contrats pour le compte de Boreal Investments est un juriste angolais nommé Fidel Araújo. Un an plus tard, en octobre 2016, il est devenu l’unique directeur et l’actionnaire à 100 % de Boreal. Du moins, officiellement.

Dans les semaines qui suivent la validation du marché le 11 juin 2015 par décret du président José Eduardo dos Santos, les avocats d’Isabel cherchent désespérément Fidel Araújo : comme c’est lui qui a signé, ils ont besoin d’une copie de son passeport, d’un justificatif de domicile et de son CV. Mais l’homme ne répond pas. En désespoir de cause, les avocats font appel à un gérant de Socip, la holding d’Isabel dos Santos à Luanda. Sans succès. "Quelle poisse ! Je suis fatigué d’insister", écrit-il peu après aux avocats.

Les documents concernant Fidel Araújo ne parviennent à l’équipe d’Isabel dos Santos qu’à la mi-juillet. Son CV est très explicite : né en 1976, diplômé en droit à Lisbonne en 2001, il est devenu à partir de 2010 administrateur de plusieurs sociétés détenues par Isabel dos Santos. Bref, il officie comme représentant de sa patronne. Il est donc logique qu’on le retrouve comme actionnaire de paille de Boreal, la coquille de Hong Kong qui détient 37,5 % du barrage. 

Sollicité par l’EIC, Fidel Araújo n’a pas répondu à nos questions. Idem pour Isabel dos Santos, ses collaborateurs et les autres personnalités impliquées dans le projet de barrage. Il est vrai que les coulisses de ce juteux marché ne collent pas vraiment avec l’image de talentueuse femme d’affaires que tente d’entretenir la fille du président. 

Pour réaliser un récent portrait d’Isabel dos Santos, Le Monde a titillé son mari au sujet de l’origine de la fortune du couple. "Je suis ouvert aux critiques sur la corruption, le népotisme, a-t-il répondu. Si la seule solution est une sorte de népotisme éclairé, ça ne me dérange pas. Le plus important pour moi est de créer une élite africaine pensante, capable de tenir tête aux Occidentaux et d’inverser le rapport de force. […] Je préfère que la richesse du continent revienne à un Noir corrompu plutôt qu’à un Blanc néocolonialiste".

Sauf que cette richesse pourrait aussi profiter à la population : malgré la manne pétrolière, les deux tiers des angolais survivent avec moins de 2 dollars par jour.

Le 26 août 2017