Le général de division (2s) Alain Boulnois partage sa réflexion

De villiers macron 1 Les récents évènements qui ont confronté le président de la République française avec le chef d'Etat major des armées - CEMA - le général d'armée Pierre de Villiers, entre le 13 et 19 juillet 2017 n'ont pas laissés indifférents. 

De plus les réactions orales ou écrites ont été nombreuses et parfois vives.

Le général (2s) Alain Boulnois a "voulu prendre un peu de recul, une fois le temps de la passion écoulé, avant de partager quelques réflexions". Il a ainsi adressé une lettre ouverte et "n'a fait aucune objection à ce que sa réflexion soit diffusée tant dans le monde militaire que civil." 

Le Général de Villiers et Emmanuel Macron devant l'Arc de Triomphe Paris@eo

Mes chers Officiers de réserve, chers Amis,
 
Après plus de deux ans de silence presque total, je reprends la plume pour partager avec vous l’analyse du processus qui a conduit le général Pierre de Villiers à démissionner. Quel intérêt me direz-vous. Les Armées ont traversé des crises autrement plus graves et elles ont su s’en relever. De plus, cet évènement est déjà tombé dans l’oubli médiatique et donc dans l’oubli tout court pour nos concitoyens. En tout cela vous avez pleinement raison.  En revanche, considérer ces derniers évènements comme anodins constituerait une erreur grave.  A la fois pour des questions de forme mais bien plus encore pour des aspects fondamentaux du fonctionnement de la Défense et plus globalement de notre démocratie.
 
Concernant la forme, j’observe plusieurs points.  Tout d’abord pour "recadrer" un subordonné, il faut qu’il ait commis une erreur voire une faute ; en ce qui concerne Pierre de Villiers je n’en identifie aucune. 

Ensuite, faire une telle remontrance publiquement signifie une volonté de rabaisser pour, suivant la logique de son auteur, mieux affirmer qu’il est le chef. Erreur grossière qui repose sur la méconnaissance de la loyauté des militaires. De plus, nous sommes nombreux à avoir appris qu’à proclamer "je suis le chef", on sème le doute dans l’auditoire -doute sur la capacité et la compétence à exercer le commandement-.

Pour continuer, rappelons-nous les circonstances dans lesquelles les propos de notre ancien CEMA -"je ne me laisserai pas baiser"- ont été tenus. Ils ont été prononcés lors d’une séance à huis clos ; "l’étalage public" est donc le fait de membres de l’Assemblée et non du sien.

Par ailleurs, ces termes n’étaient pas adressés au président de la République, non concerné par le débat -du moins avant son intervention-, mais à Bercy et plus précisément à Gérald Darmanin. Il convient surtout de se souvenir que le général de Villiers avait eu de nombreux échanges avec Emmanuel Macron avant et après son élection; leur teneur à aucun moment ne laissait présager une réduction des moyens financiers alloués aux armées mais bien le contraire.

Pire, l’arbitrage a été conçu sans la moindre consultation et a été annoncé à un moment où la ministre des Armées n’était même pas à Paris. Tout cela ressemble à un traquenard -voir une trahison- dans  lequel le CEMA a exprimé énergiquement sa volonté de ne pas tomber.

Pour terminer avec le sujet de la forme, il convient de regarder l’enchaînement des évènements. Après des entretiens très positifs avec le Président, un arrêté du 30 juin 2017, diffusé le 12 juillet 2017, annonce la prolongation d’un an, au-delà de la limite d’âge, du général de Villiers au poste de CEMA. Or le 11 juillet 2017, la veille, Bercy annonce la coupe budgétaire frappant principalement les armées.

Notre Président -car c’est bien lui qui a décidé la prolongation-  espérait-il ainsi acheter la soumission du CEMA ? Au-delà de l’insulte que cela représente, il ressort à nouveau une profonde ignorance du comportement des militaires en l’assimilant à celui des politiques.

Tout ceci est préoccupant pour la nature des relations futures entre le "chef des Armées" -par statut et choix électif- et le "commandant des armées" qui prépare et conduit effectivement les opérations, choisi parmi les tous meilleurs experts militaires. Et pourtant cela apparaît secondaire en regard des questions de fond.

► En premier lieu, nul ne peut ignorer que depuis la chute du mur de Berlin, le budget de la Défense -des armées- n’a cessé de diminuer de manière drastique au titre des "dividendes de la paix" , passant de presque 3% du PIB en 1980 à environ 1,5% aujourd’hui. Au-delà des chiffres, ce  fut une multiplication de déflations et de réformes de toute nature qui aurait entraîné le dépôt de bilan de toute entreprise privée ou le blocage et la descente dans la rue du personnel de n’importe quel organisme de la fonction publique. Les armées y ont fait face et continuent à le faire par des prodiges de dévouement et de "bricolages", mais aussi par des prises de risques et des souffrances déraisonnables.

Cela touche également les familles dont un membre est absent tous les ans presque la moitié de l’année mais aussi dont les revenus sont devenus aléatoires grâce au système de paie Louvois, imposé par les politiques, et dont les coûteux dysfonctionnements ne sont toujours pas réglés -et pas prêts de l’être-. En bref, le socle du problème de fond est un décalage croissant et ininterrompu depuis plus de 30 ans entre les missions demandées et les moyens alloués; il devient chaque année plus préoccupant, plus dangereux.  

► En deuxième lieu, il est aisé de constater  que depuis 1975 pas une loi de programmation n’a été suivie; depuis plus de 20 ans, pas un seul budget n’a été respecté. Peut-on alors parler de démocratie lorsque le vote des représentants du peuple ne constitue plus qu’une déclaration d’intention dont l’exécutif  dispose comme il l’entend ?

Plus grave, le Parlement n’aurait dorénavant plus le droit de solliciter l’avis des grands chefs militaires pour bénéficier de leur expertise pourtant largement reconnue. Ou plutôt, nos élus devraient se contenter d’exposés éventuellement prononcés par des militaires mais concoctés par le seul pouvoir exécutif. Cette approche de la démocratie est d’autant plus inquiétante que pas un seul député de la majorité ne s’est fait entendre pour la dénoncer.
 
► En dernier lieu, notre Président va plus loin en déclarant que le CEMA n’a pas à s’occuper des questions budgétaires ; il doit se cantonner  aux seules opérations. Quel non-sens !  Nul ne peut ignorer que l’argent est le nerf de la guerre. Or le CEMA devrait conduire les opérations sans avoir ne serait-ce qu’un  regard sur les financements nécessaires ?  Lorsqu’il reçoit un contrat opérationnel pour la préparation du futur, il lui serait interdit de s’assurer que les moyens alloués sont en adéquation avec les missions demandées. Une telle position est suicidaire et irresponsable -de plus au final, contrairement aux politiques, seul le militaire assumera les échecs-.
 
Pour résumer, le comportement inutilement autoritaire et les discours changeants de notre jeune Président ont instauré un climat de défiance des Armées à son encontre. Il sera long à corriger. La volonté affichée de couper l’Assemblée nationale de l’expertise militaire et l’interdiction donnée au CEMA de s’intéresser aux questions financières constituent une dérive peu démocratique et une menace lourde pour l’efficacité de nos Armées et donc la sécurité de notre pays.
 
Alors quid du futur ? Tout d’abord, il vous appartient de jouer votre rôle de citoyens pleinement éclairés.  J’ai pu mesurer encore récemment combien chez nos compatriotes le déficit de connaissances relatives aux questions militaires est important.

Diffusez à votre entourage votre perception de ces évènements particuliers; faites connaître les difficultés matérielles et humaines auxquelles nous sommes confrontés ; rappelez à nos compatriotes que les militaires ne sont pas des fonctionnaires et qu’en particulier 75% des militaires de l’Armée de Terre sont en CDD -et donc sans garantie de l’emploi-. 

Insistez particulièrement sur le fait que les chefs militaires sont à la fois des experts des armées capables d’une vision globale des problèmes de notre pays, mais aussi et surtout de grands serviteurs de l’Etat totalement loyaux envers nos institutions. Ils méritent d’être entendus pour le bien de la France.

Ensuite, je connais le général François Lecointre. Il est non seulement un vrai soldat et un chef profondément humain, mais aussi un homme de grande culture doté d’une vive intelligence.  A cela s’ajoute une bonne expérience du milieu politique qu’il pratique depuis plusieurs années.  J’ai toute confiance dans sa capacité à renouer le dialogue avec le Président et à préserver l’avenir de nos Armées -et par conséquent les intérêts nationaux-.
 
Enfin, en dépit du peu de considération que m’inspirent la personnalité et le comportement d’Emmanuel Macron, j’espère qu’il apprendra rapidement et saura corriger ses erreurs initiales. Pour le bien supérieur du pays, je lui souhaite de réussir son quinquennat.
 
Mes chers amis, j’espère que ces quelques propos auront enrichi votre propre réflexion. Je vous renouvelle mon estime et mes sentiments les plus cordiaux.
 

Général de division (2s) Alain Boulnois

Le 30 juillet 2017