Ange-Félix Patassé : parcours jusqu'à la chute de Bokassa

Par Thierry Simbi  


Rca 01. Entrée en politique
a) Formation.
b) Débuts de l’engagement politique.
c) Proximité avec Bokassa et les milieux syndicaux lors du coup d’Etat de la Saint Sylvestre.

2. Pilier du régime Bokassa
a) Des fonctions importantes dans l’appareil d’Etat.
b) Deuxième personnage d’Etat à partir de 1971 malgré de courtes périodes de disgrâce.
c) Premier Ministre, chef du gouvernement, le 7 décembre 1976.

3. Rupture et opposition au régime Bokassa jusqu’à sa chute
a) Tournant de la répression des manifestations des élèves de janvier 1979.
b) Récupération du front anti-Bokassa à travers le MLPC.
c) L’opération Barracuda vécue comme une trahison.


Ange-Félix Patassé est né le 25 janvier 1937 à Paoua. Son père Paul Ngakoutou est un vétéran de l’armée française qui a fait la Seconde Guerre Mondiale et servi d’interprète à l’armée française à Paoua. Sa mère Véronique Goumba est originaire de l’Ouham Pendè et son oncle maternel est un des chefs fondateurs de la ville de Paoua.

1. Entrée en politique

a) Formation

Il fait ses études primaires à Paoua, puis à Bozoum jusqu’au certificat d’études puis poursuit au collège à Bambari jusqu’au brevet. Il continue ses études en France grâce à une bourse et suit des cours de l’école régionale d’agriculture de Marmilhat - localité proche de Clermont-Ferrand en France - de l’école supérieure d’agriculture tropicale de Nogent Sur Marne, de l’Institut national agronomique de Paris et de l’Ecole d’insémination artificielle - Centre d’enseignement zootechnique-  de Rambouillet.

b) Débuts de l’engagement politique

Patassé s’engage dans les années 1950 au sein de l’association des étudiants oubanguiens - AEO-  qui deviendra l’Union nationale des étudiants centrafricains - UNECA-, affiliée à la Fédération des étudiants d’Afrique noire française - FEANF -, aux côtés de certains compagnons notamment Simon Bedaya-Ngaro, André Zani-fe Touam-Bona ou encore Hugues Dobozendi.

Il revient au pays en 1962 et devient inspecteur agricole de la Ouaka à Bambari. La République centrafricaine est désormais indépendante. En avril 1964, il devient inspecteur technique des Offices Régionaux de Développement -ORD- et membre du conseil économique et social. En juin 1965, Patassé devient directeur de l’Agriculture après avoir été intégré dans la fonction publique centrafricaine comme ingénieur agronome. Il se rapproche alors des milieux syndicaux.

c) Proximité avec Bokassa et les milieux syndicaux lors du coup d’Etat de la Saint Sylvestre

En 1965, le régime en place fait face à une vague de mécontentement à cause de la hausse des impôts directs, des taxes et du grand emprunt national lancés par le gouvernement pour faire face aux nombreuses dépenses de la jeune République. Ces prélèvements imposés à la population s’ajoutent aux cotisations obligatoires dues par la population au parti unique alors que certaines affaires de corruption éclatent au grand jour et que les bourses aux étudiants à l’étranger ne sont plus versées depuis des mois…

En novembre 1965, une délégation de syndicalistes dirigée par le nouveau directeur de l’agriculture Ange-Félix Patassé et le Directeur Général de la Banque Nationale de Développement André Zani-fe Touam-Bona est reçue par le Président Dacko. Ils soulignent le grand mécontentement existant dans le pays en raison de la gestion des mauvais Ministres qui composaient son gouvernement, et son entourage tendant de plus en plus à l’isoler de la nation. Ils lui demandaient de renvoyer ses Ministres et de se séparer de son entourage, faute de quoi, ils passeraient à l’action…

Le 17 décembre 1965, une grève des postes et des télécommunications est déclenchée au motif que le Ministre des Travaux Publics refuse de payer une prime de rendement de fin d’année et impose une retenue sur salaire de 10% au titre de l’emprunt national. Ce prétexte du préavis de grève déposé par le Secrétaire Général de l’Union Générale des Travailleurs Centrafricains - UGTC - Maurice Gouandjia permettra à certains éléments de l’armée de fédérer les mécontents du régime autour d’un projet de coup d’Etat… L’UGTC saluera d’ailleurs le coup d’Etat de la Saint Sylvestre dès le 3 janvier 1966 le présentant comme un frein à l’enrichissement de la petite bourgeoisie capitaliste et la fin d’un régime corrompu.

2. Pilier régime Bokassa

AfpPatassé ainsi que les principaux leaders du mouvement de contestation sociale ayant permis de justifier le coup d’Etat de Saint Sylvestre auront des postes clés dans le nouveau régime qui s’évertuera alors à se présenter comme plus vertueux que le précédent. Il faut aussi noter d’autre part que Patassé est parenté à l’épouse de Bokassa Catherine Denguiadé - du côté de la maman de celle-ci Lucienne Tabedje- .

a) Des fonctions importantes dans l’appareil d’Etat.

Patassé occupera tout d’abord les fonctions suivantes :

  • 4 janvier 1966 : Ministre du développement,
  • 5 avril 1968 : Ministre des Transports et de l’Energie,
  • 17 septembre 1969 : Ministre d’Etat chargé du Développement, du Tourisme, des Transports et de l’Energie,
  • 4 février 1970 : Ministre d’Etat chargé de l’agriculture, de l’élevage, des eaux et forêts, de la chasse, du tourisme et des transports,
  • 25 juin 1970 : Ministre d’Etat en charge du développement,
  • 19 août 1970 : Ministre d’Etat chargé des Transports et du commerce,
  • 25 novembre 1970 : Ministre d’Etat chargé de l'Organisation des Transports routiers, fluviaux et aériens.

 

Il faut souligner le lancement de "l’opération Bokassa" en janvier 1966 qui est une grande entreprise d’intérêt national pour le développement rapide de la RCA se focalisant particulièrement pour le monde rural. Ange-Félix Patassé se distinguera en étant le concepteur de cette opération avec le slogan "E mou kodro na ndouzou". -"travaillons pour développer le pays" -.

Cette opération se traduit notamment par la remise de bœufs, charrues, chaînes de traction pour promouvoir la culture attelée ou par la vulgarisation des techniques propres à accroître les rendements - emploi des engrais et des insecticides pour le café et le coton, amélioration des semences etc.-.

La production de coton est ainsi passée de 29 000 tonnes en 1965 à 58 000 tonnes en 1970 et commença à jouer un rôle générateur dans le processus d’industrialisation du pays via les activités textiles, filature et huilerie qu’il générait.

Le cheptel bovin s’est aussi accru sur la période jusqu’à couvrir une grande partie de la consommation nationale.

L’exploitation de la forêt centrafricaine est devenue intensive grâce aux permis accordés à plus d’une dizaine de sociétés forestières et le secteur forestier est devenu la quatrième dimension de l’économie centrafricaine avec le coton, le café et le diamant fournissant 8% du PIB et employant près de 60 000 personnes.

Patassé récoltera ainsi indirectement les fruits des bons indicateurs économiques du secteur agricole au début des années 1970.

b) Deuxième personnage d’Etat à partir de 1971 malgré de courtes périodes de disgrâce

A partir de 1971, Patassé occupe le deuxième rang protocolaire de l’appareil d’Etat derrière le chef de l’Etat et représente très souvent le gouvernement lors des cérémonies officielles affichant une grande proximité avec Bokassa. Afp et bokassa                                                                                              Ange-Félix Patassé et Jean-Bedel Bokassa@

Il occupe ainsi successivement les fonctions suivantes :

  • Février 1971 : Ministre d’Etat - premier dans la composition du gouvernement-  chargé de l'Organisation des Transports routiers, fluviaux et aériens
  • 19 octobre 1971 : Ministre d’Etat chargé de l’aviation civile
  • 13 mai 1972 : Ministre d’Etat délégué à la Présidence de la République, chargé du Développement rural
  • 20 mars 1973 : Ministre d’Etat chargé de la santé Publique et des affaires sociales
  • 16 octobre 1973 : Ministre d’Etat délégué à la Présidence de la République, chargé de missionAfp 9                                                                                                                         @

En janvier 1975, Patassé dirige le Ministère du Tourisme, des Eaux et Forêts, Chasses et Pêches dans les gouvernements d’Elisabeth Domitien de janvier, juin et septembre 1975. Il occupe alors le troisième rang protocolaire de l’appareil d’Etat derrière le chef de l’Etat et le Premier Ministre et représente la plupart du temps le gouvernement lors des cérémonies officielles.

Le 4 septembre 1976, Patassé est nommé Vice-Président du Conseil de la Révolution - sorte de Conseil des Ministres sur le modèle Libyen-. Il faut par ailleurs noter que le 18 octobre 1976, lors d’une visite officielle de Kadhafi à Bangui, Bokassa se convertira à l’islam devenant Salah-Eddine-Ahmed Bokassa tandis que Patassé optera pour le prénom "Mustapha".

Patassé quitte le gouvernement au début de l’année 1974, officiellement pour raisons de santé. Il est en réalité démis de son poste de Ministre d’Etat. Il faudra attendre le 19 mai 1974 et un dîner officiel au palais de la Renaissance pour que Patassé fasse son retour en grâce, lui qui n’était plus apparu en public depuis plusieurs mois. Il est désigné au cours de ce dîner avec le titre "d’ingénieur de l’agriculture, commandeur de l’ordre de l’opération Bokassa".  Cette courte période de disgrâce fait suite à la réception à Bangui d’une délégation d’une mission soviétique les 1 et 2 octobre 1973 par Patassé et de hauts fonctionnaires du Ministère des Affaires étrangères. Cette mission soviétique rend ensuite une visite de courtoisie aux membres du Bureau exécutif de l'UGTC convenant de "donner un caractère plus régulier à des rencontres et à des contacts entre les syndicalistes des deux pays". Suite à cela, Bokassa décide de dissoudre le Bureau Exécutif de l'UGTC le 29 décembre 1973 expliquant qu’il comptait parmi ses membres "des repris de justice, des corrompus et des traitres qui n'hésitent pas à tendre la main sans vergogne a des puissances ennemies" . Le secrétaire général de l’UGTC Jean-Richard Sandos Oualanga est arrêté et emprisonné puis remplacé par Fred Zemoniako, un proche de Bokassa. Il faut certainement voir dans là un signal envoyé par Bokassa qui ne souhaitait certainement pas que l’UGTC devienne un instrument qui puisse jouer contre son régime. En juin 1974, Patassé retrouve son rang de Ministre d’Etat, - premier dans la composition du gouvernement- en charge du Ministère du Tourisme, des Eaux et Forêts, Chasses et Pêches.

Suite à l’attentat manqué du 3 février 1976, Bokassa procède à un remaniement ministériel le 4 avril 1976. Patassé n’est plus Ministre mais " conseiller du Président sur les questions agricoles" conservant toutefois le rang de Ministre d’Etat. Plusieurs personnalités de premier plan sont ainsi écartées en particuliers Elisabeth Domitien, précédemment Premier Ministre qui reste toutefois vice-présidente du parti unique MESAN. Il faut d’ailleurs noter la suppression du poste même de premier Ministre. L’éviction d’Elisabeth Domitien est surtout due au fait qu’elle s’est retrouvée plusieurs fois en désaccord avec Bokassa concernant l’exécution des condamnés auteurs de l’attentat manqué. Ce remaniement intervient dans un climat de défiance accrue de Bokassa envers certains de ses Ministres notamment à Patassé à qui il reproche un soutien insuffisant et jugé peu sincère suite à ces évènements. Bokassa est en réalité affecté d’avoir échappé de peu à cet attentat et reproche probablement quelque part à certains membres son entourage proche le fait de n’avoir su anticiper cet évènement.

c) Premier Ministre, chef du gouvernement, le 7 décembre 1976

Le 4 décembre 1976, lors d’un congrès du parti unique MESAN, Bokassa annonce la transformation de la République centrafricaine en Empire et son couronnement à venir dans un délai d’un an. L’année 1977 va donc voir la préparation et l’accomplissement de la cérémonie. Dès lors s’engage une folle course à l’organisation des réjouissances impériales dont sera chargé Patassé, nommé Premier Ministre par décret impérial le 7 décembre 1976.Afp 8                                                                                                      @

Le 20 décembre 1976, un autre décret impérial portant règlementation du protocole indique que le chef de l’Etat résidera désormais à la Cour Impériale de Berengo. L'on a pu dire que cette Cour Impériale et que l'Empereur entouré d'une dizaine de proches ayant tous rang de Ministres, constituait une sorte de Conseil d'en haut, le gouvernement d'Ange-Félix Patassé n'en étant que le bras mais cela n’était pas la réalité. Certes, les attributions de certains membres de la Cour de certains Ministres d'Etat, par exemple, ceux en charge de l'organisation et de l’animation du MESAN sont-elles très importantes. Certes, le Premier Ministre et les membres du gouvernement font état de la plus grande déférence et des navettes entre la Cour et la Primature sont fréquentes. Mais, dans les faits, même si le Conseil des Ministres se réunit parfois à Berengo, il reste que 20 kilomètres séparent désormais en permanence le chef de l’Etat et le gouvernement et que désormais, ce chef de l’Etat n’est plus à Bangui…

Afp 0Le 24 janvier 1977, Patassé préside une réunion regroupant les responsables du secteur privé de Bangui et exprime le souhait que des contacts fréquents, -au moins une fois par trimestre- s'établissent entre eux et le gouvernement. Sachant leur importance dans le bon fonctionnement de l’économie, il tient à rassurer ses interlocuteurs en rappelant que la constitution garantit la propriété privée et la sécurité des personnes.

Le 14 avril 1977, Patassé prononce un important discours programme en sango présentant à la nation les grandes lignes de la politique de son gouvernement axées sur la poursuite des actions de développement, le dialogue, la concertation et à l’échelle internationale le non-alignement. Au plan national rappelle le Premier ministre  "notre stratégie de développement économique et social repose sur l’opération Bokassa" lancée il y a quelques années pour développer le pays. Les priorités seront données au désenclavement par l’amélioration des communications avec l‘extérieur - un effort particulier sera, en outre, entrepris pour la réfection des pistes rurales et des voies nationales- , a l‘agriculture pour l’accroissement rapide des productions vivrières et d’exportation, grâce à un programme de modernisation des techniques agricoles, à l’élevage et au tourisme - diversification des activités touristiques, protection de la faune et de la flore -.

Le 24 juin 1977, Patassé met en place par décret une commission nationale - chargée du couronnement de l'empereur Bokassa 1. Il préside lui-même cette Commission tandis que David Dacko, devenu conseiller de Bokassa en est Vice-Président.

Le 20 août 1977, se tient une réunion entre le chargé d’affaires de l’ambassade de France Jacques Goutay et le Premier Ministre Patassé. Ce dernier fait état de sa préoccupation à quelques mois du couronnement au sujet de la situation politique intérieure qui se dégrade avec un mécontentement populaire qui grandit alors que les préparatifs du sacre engouffrent des sommes considérables. En ce temps-là, la population banguissoise est sollicitée -propreté des maisons, achat de vêtements, taxes spéciales- en vue de cet évènement. Les étudiants n’ont pas perçu le montant de leur bourse depuis 3 mois alors que la rentrée approche tandis que la situation de trésorerie est telle que certains fonctionnaires ne pourront être payés avant fin novembre. Devant cette situation, Patassé pressent qu’il sera tenu responsable d’une situation économique et sociale qui se dégradera forcément avec les dépenses engagée pour ce sacre et sollicite une aide de la France qui écoute avec la plus grande attention la requête de Patassé.

Le 25 août 1977, Patassé convoque Jacques Goutay, chargé d’affaires à l’ambassade de France à Bangui afin de lui faire part de l’agitation estudiantine qui semble s’être développée à l’occasion de la réunion de la Commission Nationale des Bourses. Patassé indique qu’un petit groupe d’étudiants centrafricains en France actuellement en vacances à Bangui fait circuler un document dans lequel le gouvernement est vivement critiqué, traité de tyran, de valet du colonialisme français, de tueur etc. Patassé indique que la police centrafricaine s’est saisi de ce tract et a arrêté deux de ses auteurs ainsi que le proviseur du Lycée Boganda, Alphonse Blague, lesquels ont été immédiatement déférés au Tribunal et condamnés à 10 ans de prison sur instruction du Premier Ministre qui craint une réaction des étudiants centrafricains sur le territoire français. Aussi, Patassé indique que le gouvernement impérial apprécierait toute mesure de la France tendance à renforcer la surveillance de l’ambassade centrafricaine et la protection de ses diplomates en France.

Pour faire face aux engagements financiers pris en vue de la cérémonie du 4 décembre 1977, Bokassa donne ordre à son Premier Ministre fin août 1977 de suspendre le paiement des traitements des fonctionnaires et agents publics. Conscient du danger de cette prise de position, Patassé se refuse à cautionner cette mesure ce qui entraîne une énorme colère de l’Empereur qui lui signifie sa disgrâce.

En septembre 1977, Patassé tente de se rapprocher de Bokassa et lui adresse pour cela une lettre -Document en annexe- pour l’informer que son nom Patassé Ngakoutou vient d’être donné à une variété de maïs qu’il a personnellement sélectionné et développé suite à sept années de recherche. Il indique que cette variété occupe le sixième rang au point de vue des rendements parmi les élites de la zone intertropicale introduites par la FAO et souligne qu’il a décidé d’affecter pendant 5 ans 50% des recettes provenant de la vente de ces semences à la fondation Boganda en vue d’encourager la recherche agronomique. Patassé exploite un important domaine agricole sur sa propriété "La Colombe" s’adonnant à la production de maïs et d’un important élevage de poulets.

Le 30 mars 1978, Patassé est hospitalisé à la clinique Chouaib pour des problèmes de cœur et de diabète puis part se reposer dans le nord du pays. Il est surtout l’objet de critique de la part de l’Empereur -en dépit du succès relatif de l’organisation du couronnement- qui le considère responsable de la mauvaise gestion de l’administration et de la situation économique prévalant en RCA. Henri Maïdou assure de fait l’intérim au poste de Premier Ministre. Les difficultés économiques sont de plus en plus importantes. Les fonctionnaires n’ont pas été payés à la fin du mois de Mars. Certains sont radiés accusés par Bokassa de corruption ou de dilapidation des deniers publics. Patassé semble avoir été le bouc émissaire de cette situation qui se dessinait inéluctablement depuis des mois et que lui-même redoutait. Il obtiendra finalement l’autorisation de l’Empereur pour partir se faire soigner en France au mois de mai 1978 et c'est à Paris que Patassé apprend l’officialisation de son limogeage et son remplacement par Maïdou le 17 juillet 1978.Afp5

3. Rupture et opposition au régime Bokassa jusqu’à sa chute

a) Tournant de la répression des manifestations des élèves de janvier 1979

Le 15 janvier 1979, pour la reprise des cours, l’entrée du lycée Boganda est interdite aux élèves ne portant pas l’uniforme réglementaire. Le mécontentement est général car de nombreux parents ne peuvent pas payer les uniformes n’ayant pas encore perçu leurs salaires... Le Lendemain, c’est l’entrée du lycée Bokassa qui est interdite aux élèves ne portant pas l’uniforme.

Le 18 janvier 1979, les élèves des écoles primaires et secondaires se mettent en grève et entament une marche de protestation de l’Université, jusqu’à l’avenue Boganda, pour se terminer à la cité administrative. Tout au long de cette marche encadrée par les policiers, les étudiants scandent comme: "payez nos parents et nous pourrons acheter des uniformes". Au niveau de la statue de Boganda, les étudiants s’arrêtent, s’agenouillent et chantent l’hymne national, en français et en sango. Ils continuent la marche jusqu’à la place de l’Indépendance, où ils rencontrent les camions de l’armée remplis de militaires commandés par le général Mayomokola, qui donne l’ordre de faire disperser les étudiants. Les soldats ne disposant pas de munitions se mettent alors à frapper les étudiants avec les crosses des fusils pour les disperser.

Le lendemain, un cortège bien plus nombreux et déterminé que la veille défile à nouveau dans les rues de Bangui. Le face-à-face des étudiants avec des soldats équipés de fusils sans balles tourne à l’avantage des étudiants, armés de gourdins, d’arcs et de pierres. L’on décompte les premiers morts et prisonniers déposés à Ngaragba. Le soir, Bokassa débarque en tenue militaire au palais de la Renaissance. Très en colère, il donne l’ordre de distribuer des munitions et d’ouvrir le feu dans les quartiers où les jeunes résistent. Il prend la parole à la radio pour mettre la population en garde contre les "agitateurs", puis il décide de se rendre sur les lieux de l'émeute. II est 2 heures du matin quand il fait sa démonstration d’intimidation en combinant le jet de grenades et le tir au pistolet-mitrailleur pour  "créer un effet de choc". Mayomokola, qui a amené avec lui deux caisses de grenades, s’en va expérimenter lui-même cette méthode dans les quartiers et se convainc de son efficacité...

Le 20 janvier 1979, la garde impériale débarque de Berengo et se lance dans les quartiers où elle tire aveuglement tandis que les chars patrouillent dans les rues. Dans l'après-midi, le calme revient et à 18 heures le couvre-feu est effectif. Dans la nuit, seuls quelques coups de feu sporadiques se font entendre alors que les gens pleurent leurs morts.

b) Récupération du front anti-Bokassa à travers le MLPC

Le 22 février 1979, jour symbolique de l’anniversaire de la naissance de Bokassa, des enseignants et des syndicalistes créent le Mouvement de Libération du Peuple Centrafricain -MLPC- dans la clandestinité par pour aider et soutenir le mouvement des élèves et étudiants dans leurs contestations contre le régime de Bokassa. Paul Pamadou-Pamoto, professeur de philosophie, est le premier président du MLPC. Les autres membres fondateurs sont Jacquesson Mazette, professeur d’Enseignement Technique -vice-président-, Francis Albert Ouakanga, professeur de Sciences -Secrétaire général-, Denis Kossi Bella, douanier -Trésorier général- et Abdelaziz Balézou, professeur - chargé des questions sociales-. D’autres comme Gaston Mackouzangba, René Gbondo, Albert Guillot ou encore Théophile Sonny-Colé, participent à la genèse du mouvement mais préfèrent continuer la lutte dans le cadre syndical. Face à la répression, ceux-ci sont aussi en étroit contact avec les leaders étudiants comme Albert Ndodé ou encore Joseph Agbo.

Le 9 avril 1979, lors de la rentrée des classes après les congés de Pâques, des arrestations arbitraires sont opérées, notamment celle d’Alphonse Blagué, directeur de l’école normale, de Nicolas Gotoas Nouzon, proviseur du Lycée Boganda et de certains élèves... En signe de protestation, les étudiants refusent de rentrer dans les salles de cours et se mettent en grève générale.

Les 12-13 et 14 avril 1979, l’armée investit le campus universitaire, embarquant une soixantaine de personnes. Des réunions ont lieu à l’école Koudoukou au km 5 au siège du Mouvement d’Evolution Sociale d’Afrique Noire -MESAN- qui propose un dialogue qui tourne court, car le doyen de la faculté des Lettres et des Sciences Humaines lui-même membre du bureau politique du MESAN est arrêté. Un décret interdisant toute réunion est pris.

Les 17-18 et 19 avril, des militaires sous le commandement du général Mayomokola procèdent à des arrestations d’élèves et de jeunes et des rafles ont lieu aux quartiers Fou, Boy Rabe et Galatbadja. Ceux qui sont arrêtés sont conduits dans les postes de police et les brigades de gendarmerie pour y être bastonnés. Les commissariats et brigades étant surchargés, des élèves et étudiants sont emmenés dans les camions à Ngaragba. Dans la cour de la prison, les soldats les font s’allonger nus sous le soleil. Ils leur tapent dessus à coups de crosse, de bâtons ou de planches avant de les entasser par groupes de vingt dans trois cellules individuelles. L’odeur de sang mélangée avec celle de la sueur, le manque d’oxygène, l’odeur des urines, la fatigue de la bastonnade et les coups de pied ont fini par avoir le dessus, beaucoup suffoquent et certains secoués par leurs condisciples décèdent. Lorsqu’on ouvre enfin la porte, il y a une quinzaine de morts. Pendant la nuit, d’autres victimes succombent suite aux mauvais traitements subis. Au total, d’après les témoignages les plus fiables, il y a eu 26 morts.

En mai 1979, Patassé se rend discrètement à Brazzaville à la recherche de moyens financiers et aussi certainement pour rencontrer des leaders étudiants et syndicaux en lutte avec le régime Bokassa. Depuis Paris, il affûte ses ambitions en recevant ses proches depuis son domicile de Villiers-sur-Marne.

Le 7 juin 1979, Patassé publie un manifeste demandant le départ de Bokassa. Au cours d'une conférence de presse, à Paris, il confirme les accusations portées contre Bokassa faisant état de sa participation directe dans le massacre d’écoliers les 17,18 et 19 avril 1979. Il annonce la formation d’un Comité d’Union Nationale pour accélérer le processus de libération du pays et renverser Bokassa, devenu le bourreau du peuple.Afp 3                                                                                                               

S’adressant au peuple centrafricain, Patassé lance un appel à la mobilisation de toutes les organisations de jeunesse, organisations syndicales et de toutes les couches de la population. Il précise que le Comité d'Union Nationale qui est en formation doit regrouper toutes les tendances et mouvements ou fronts de libération en exil. Il se propose d’unifier et de regrouper les tendances et tous les mouvements ou fronts de libération en exil, c’est-à-dire une organisation prosoviétique dont le siège serait à Brazzaville. Prenant la parole au milieu d'une audience parfois houleuse, certains centrafricains lui reprochant d'avoir servi pendant des années Bokassa sans rien dire. Patassé affirme que l’empereur a essayé de l’assassiner lorsqu'il était à Bangui, en l’empoisonnant. Il se défend également affirmant qu'il avait souvent été en désaccord avec Bokassa jusqu'à son remplacement en juillet 1978, et souligne qu'il avait, à plusieurs reprises, "tenté de préserver un peu de démocratie".Bokassa 6                                                                                                                   @

Les membres fondateurs du MLPC comprennent rapidement qu’il est nécessaire d’élargir la lutte politique à l’international pour combattre le régime Bokassa de l’extérieur et obtenir des soutiens à l’étranger. Ils sont conscients de la nécessité de donner une plus grande audience à leur mouvement et sont à la recherche d’un homme politique de premier plan, dont la notoriété aiderait à accroître le développement de son influence. Même si Ange Félix Patassé n’est alors pas comme membre du MLPC et beaucoup de ces membres fondateurs le perçoivent même comme un ancien cacique du régime Bokassa, Patassé va réussir manœuvrer pour récupérer ce mouvement anti-Bokassa.

C’est ainsi que Patassé rend public le MLPC depuis Paris, il en dirige alors l’aile extérieure. Le mouvement se donner une organisation et s’affirmer idéologiquement dans sa lutte comme nationaliste, anti-impérialiste et socialisant. Cette ligne proche du marxisme-léninisme est adoptée tant par stratégie de combat contre le régime actuel que pour obtenir des moyens matériels et financiers du parti communiste français et partis satellites des pays du bloc soviétique.Afp 2                                                                                                                                @

Le 16 août 1979, Youssoupha Ndiaye, qui conduisait la commission d’enquête sur les évènements de Bangui, rend public, au cours d’une conférence de à Dakar, le rapport de la "mission de constatation". Ce rapport qui accable Bokassa conclut à la participation personnelle "quasi certaine"  de l’empereur aux massacres du mois d'avril dernier.

Dans un communiqué rendu public le 19 août 1979, le MPLC s’exprimant par la voie de Patassé met  "fermement en garde tout milieu qui tenterait soit de maintenir le régime actuel sous quelque forme que ce soit, soit d’imposer de l’extérieur des hommes que les circonstances actuelles conseillent d'écarter des responsabilités politiques". Enfin, le MPLC "rend hommage" aux membres de la commission d’enquête sur les évènements de Bangui. Patassé indique par ailleurs dans ce communiqué "sa franche détermination a tout mettre en œuvre pour satisfaire les aspirations légitimes du peuple centrafricain en lutte pour le rétablissement de sa dignité et de son unité".

c) L’opération Barracuda vécue comme une trahison

Lâché par nombre de ses alliés, Bokassa souhaitant accentuer le soutien de Kadhafi en Centrafrique décide de se rendre en Libye. Le 18 Septembre 1979, la Caravelle impériale quitte Bérengo pour Tripoli avec à son bord, une vingtaine de personnes. Le lendemain, David Dacko qui réside à l’Haÿ-les-Rose dans le Val-de-Marne est littéralement sorti du lit en pyjama au petit matin. On l’installe dans un avion de l’armée qui décolle aussitôt d’une base militaire près de Paris direction N’Ndjamena pour une première escale où il embarque à bord d’un Transall prêt à s’envoler pour Bangui avec une centaine de parachutistes français qui prennent position dans la ville. Aucun coup de feu ne sera tiré : les seuls membres des forces centrafricaines qui disposent d’armes - la garde personnelle de l’empereur - se rangent rapidement derrière les troupes françaises et les quelques soldats et conseillers militaires libyens se rendent, quand ils ne se réfugient pas dans leur ambassade. Même si les blindés et véhicules français patrouillent dans Bangui, l’atmosphère reste calme. Une fois sur place, Dacko déclare ensuite à la radio nationale en français, puis en sango sur les ondes : "Je proclame solennellement la déchéance de l’empereur Bokassa Ier, indigne d’occuper les fonctions de chef de l’Etat. Je m’engage, moi, David Dacko, au nom du gouvernement de salut public et en mon nom personnel, à rétablir les libertés." Le choix de Dacko rend furieux Ange-Félix Patassé qui refuse de reconnaître la qualité de chef de l'Etat à Dacko. Il proclame la nécessité de créer, autour d’une table ronde, "un gouvernement d’union nationale" et décide de rentrer en Centrafrique.

Mais le 26 septembre 1979, alors qu'il s'apprête à prendre à l'aéroport de Roissy un vol en partance pour Bangui, il est refoulé par la police des frontières. Motif : son passeport porte la mention Empire centrafricain, un pays qui n'existe plus. Le lendemain, libre de ses mouvements, Patassé se réfugie à l'ambassade de Libye où il sollicite et obtient l'asile politique. Il y tient une conférence de presse et déclare : "À la suite de l'incident d'hier, j'avais fait une demande d'explication aux autorités françaises. Les démarches ont été faites en mon nom auprès du gouvernement français et de l'Élysée, mais il n'y avait pas de réponse. C'est pourquoi j'ai préféré demander protection à un pays africain de liberté, et lui demander de m'aider à retourner à Bangui. Ce que je voulais, c'est un papier attestant que je pouvais quitter le territoire français.

Je ne pouvais pas me contenter de déclarations disant que je pouvais le faire."  Il reproche à la France de  "maintenir Dacko comme elle le faisait pour un gouverneur général des colonies, ce qui nous rappelle de mauvais souvenirs » et estime "l’essentiel que l'armée française quitte rapidement le pays, car nous devons régler nos problèmes par nous-mêmes".

Le 28 septembre 1979, Patassé quitte Paris en direction de Tripoli.  Rca 2                                                                                                                     @Afp4                                                                                                                            @Rca 3                                                                                                                                @Afp6                                                                                                                                 @Afp 7 bis                                                                                                           @Afp 7                                                                                                                @

Le 31 décembre 2019