Evoquant la bataille de Cannes 216 av. JC, l’historien Polybe constatait que le désastre le plus marquant de l’histoire romaine n’avait pas empêché Rome de "conquérir les Carthaginois mais aussi de devenir en l’espace de quelques années les maitres du monde" grâce à "la singularité de leur constitution et la sagesse de leurs conseils délibératifs".
Ainsi, la formidable résilience militaire de Rome s’explique donc par un trait culturel qu’admirait tant Guibert chez les Romains : un militarisme civique hérité des Grecs et une culture politique et sociale source d’efficacité militaire.
C'est pourquoi étudier la guerre ne doit pas se contenter d'examiner comment les hommes livrent une bataille mais se demander aussi pourquoi les soldats se battent comme ils le font et en définitive avec quel bagage culturel ils pénètrent sur le champ de bataille.
Parce qu'une armée est d'abord une construction sociale, le chef tactique doit prendre en compte le fait culturel dans sa réflexion et tenir compte des facteurs endogènes d'une société qui influencent la motivation et la façon de se battre de ses combattants.
Après avoir montré qu'il existe un lien indéniable entre la culture d'un peuple et son art de la guerre, il convient d’expliquer comment le chef tactique peut se servir du facteur culturel pour sa réflexion.
La culture de la guerre d'un peuple est souvent le reflet de son histoire et de sa culture sociale ou politique. C'est pourquoi Il existe des différences notables d'un continent à l'autre.
La première ligne de faille culturelle dans l'approche de la guerre est celle qui sépare l'Orient et l'Occident. Le modèle de la guerre occidentale semble être né en Grèce au Ve siècle avant Jésus-Christ. C’est celui d’une infanterie lourde, bien équipée et disciplinée exaltant la bravoure collective plutôt que la prouesse individuelle.
Les soldats-citoyens volontaires de l'armée grecque étaient des petits propriétaires terriens et recherchaient le "choc" d'une bataille rangée décisive, moyen le plus rapide et le plus économique de protéger les récoltes en chassant l'envahisseur Perse.
Par contraste, les peuples d'Orient des déserts et steppes se distinguaient par un système militaire fondé sur la mobilité des cavaliers-archers qu'on retrouve dans l'histoire chez les Perses, les Parthes, les Arabes ou les Mongols. Dans les montagnes d'Orient, le système militaire tribal reposait également sur les raids, embuscades et escarmouches à l'image de ces tribus d'Asie mineure harcelant les Dix-mille de Xénophon lors de leur retraite vers la mer Noire. La plupart du temps, les peuples orientaux recherchaient d'abord la guerre d'usure et le harcèlement plutôt que la bataille décisive et l'anéantissement. Cette ligne de faille a perduré jusqu'à nos jours.
La recherche de la bataille décisive et du choc est encore au cœur de l'approche directe des occidentaux tandis que leurs adversaires en Afghanistan, au Liban ou en Irak utilisent des unités légères très mobiles -ou la prouesse individuelle des "martyrs"- pour "user" les troupes régulières occidentales.
Ainsi, les modes d'actions tactiques qu'on nomme aujourd'hui asymétriques sont aussi la résurgence d'une vieille tradition du combat dont les ressorts culturels en Orient sont très anciens. Les rebelles afghans utilisent des savoir-faire multiséculaires qu'ils pratiquaient déjà contre Alexandre le Grand. En bon Grec, Alexandre le Grand recherchait systématiquement la bataille décisive. Mais pendant ses 10 années il fut le plus souvent incapable d'entrainer ses ennemis dans une bataille rangée ; il pratiqua alors une guerre totale en Afghanistan au Pendjab et en Iran, brûlant systématiquement les villages, massacrant les élites locales.
Une seconde ligne de faille culturelle existe au sein même de l'approche occidentale de la guerre. Il existe des différences notables entre une Amérique qui n'a pas connu d'envahisseur sur son sol et pour qui la guerre est une exception, une rupture avec l'action politique, et une Europe pour laquelle la guerre a longtemps été un état normal et donc un instrument de la politique.
Dans "l'Amérique en armes. Anatomie d'une puissance militaire", le général V. Desportes montre à quel point les facteurs culturels expliquent pourquoi la guerre made in USA doit être courte et donc brutale, viser une victoire totale et être menée loin du territoire par des forces écrasantes aux mains d'un chef militaire autonome.
Dès lors, la connaissance par le chef militaire de la "culture" tactique de ses adversaires, peut devenir un atout important et parfois déterminant.
Dans des affrontements symétriques, le chef tactique pourra utiliser le facteur culturel comme un simple paramètre supplémentaire de sa réflexion. Ne négligeant jamais le tempérament opiniâtre des soldats britanniques, Erwin Rommel a également plus d'une fois tablé sur leur caractère prudent de leur commandement pour prendre des risques offensifs, comme il explique dans ses carnets.
En 1973, le général égyptien Ismaïl Ali a lui aussi su tirer parti des forces et faiblesses culturelles israéliennes comme celles de sa propre nation pour remporter une première victoire dans la guerre du Kippour.
Lorsqu'il s'agit d'un choc de cultures et d'une forte dissymétrie des forces, le paramètre culturel peut devenir essentiel et pousser à une révision complète des modes d'actions sous peine de cuisants échecs. Alors qu'une tactique de guérilla aurait été plus efficace pour user les colonnes britanniques s'enfonçant dans le Zoulouland en 1879 et par là entamer la volonté politique à Londres, le roi zoulou causa la perte de son peuple en s'obstinant à affronter les Britanniques lors de batailles qu'il croyait décisives. En dépit d'une sanglante victoire initiale, la tactique zouloue dite "du buffle" qui avait fait tant merveille contre les tribus rivales fit long feu contre des fusiliers britanniques beaucoup moins nombreux mais mieux équipés et culturellement préparés à la discipline des batailles rangées.
Enfin, dans une guerre irrégulière, le facteur culturel devient fondamental pour "pénétrer le cerveau" de son adversaire et gagner le cœur de la population. Tactiquement, faire appel à des unités supplétives ralliées ou immerger de manière permanente d'unités légères dans le milieu humain, à la manière de postes en Indochine, des SAS en Algérie ou des combat actions platoons -CAP- des Marines au Vietnam, s'est souvent révélé un mode d'action très efficace.
En conclusion, si l'homme est l'instrument premier du combat, les racines culturelles à la source de sa motivation et de sa façon de combattre sont à prendre en compte dans toute réflexion tactique et ne doivent pas rester l'apanage de la stratégie.
Les premiers historiens militaires, Hérodote, Thucydide, Polybe ou Tite-Live l’avaient compris qui osaient ces considérations culturelles dans leurs récits des victoires et des défaites antiques.
Ils pressentaient déjà, comme Gustave le Bon a pu l'écrire en 1915, que "de la mentalité d'un peuple dérive sa conduite".
Le 1er janvier 2018